Diagnostic
Aucun parent, aucun père, aucune mère, n’a choisi de mettre au monde un enfant aussi fragile, donc aussi précieux, aussi compliqué, qui vous conduit dans une aventure que l’on n’avait pas même soupçonnée, qui vous remet complètement en question, qui bouleverse totalement la hiérarchie des valeurs, qui vous lamine, qui vous remodèle au jour le jour.
L’un des moments cruciaux de ce parcours du combattant – car c’en est un – est, sans nul doute, celui de la révélation du diagnostic, de la prise de conscience de la situation. Je sais, pour la vivre bien souvent, que cette situation est inconfortable, peut-être surtout quand le diagnostic est posé durant la vie intra-utérine de l’enfant. C’est vrai, il n’y a pas de bonne manière de dire des mots terribles qui engagent non seulement la vie d’un enfant mais celle de toute une famille car, désormais, rien ne sera plus pareil pour personne. Totalement désemparés, certains médecins proposent l’abandon de l’enfant à la maternité… Actuellement, à Paris, 1 nouveau-né porteur de trisomie 21 sur 4 est abandonné. Certains sont adoptés par des familles admirables mais que deviennent les parents biologiques ? Comment vont-ils expliquer, au retour de la maternité, que le nouveau-né n’est pas là ?
Il est urgent de réfléchir entre professionnels et avec les parents et d’aider les jeunes à se préparer à de telles responsabilités. Rien ne peut être réglé en profondeur une fois pour toutes. Il faut laisser au temps le temps de faire son œuvre. La seule chose urgente à faire est de créer un réseau chaleureux, efficace et discret autour de ces familles, plus exactement autour de chaque membre de ces familles car, pour chacun, la demande, l’angoisse n’est pas la même. Bien souvent, les frères et sœurs n’osent pas dire leur souffrance et la manifestent par des troubles du comportement ; ils ont honte de la jalousie, quelquefois bien légitime, qui leur ronge le cœur. Les grands-parents ne savent pas comment agir vis-à-vis de la souffrance de leurs enfants, comment les aider sans risquer d’être indiscrets, importuns alors qu’ils peuvent faire beaucoup. Dans cette perspective, les associations de parents, comme l’UNAPEI, l’OCH, les Jours Heureux, la Fava, etc. sont irremplaçables mais il faut les aider !
On connaît désormais la cause de cette maladie congénitale décrite en 1838 par Esquirol et encore trop souvent dénommée « mongolisme » ou « Syndrome de Down » à la suite de l’hypothèse émise par un psychiatre anglais, Langdon Down, qui, en 1866, proposait d’expliquer l’origine de la maladie par la résurgence de caractères raciaux ! Connaissant la cause, il est désormais possible de répondre aux questions que posent tous les parents, à savoir : « Pourquoi lui ? Pourquoi nous ? Est-ce que cela peut se reproduire dans la famille ? » Sous-jacente à ces questions, il en est une autre qui n’est jamais parfaitement résolue, surtout dans le cœur des mères : « Suis-je responsable, voire coupable ? »
L’analyse des chromosomes, du caryotype de l’enfant et de ses deux parents permet de répondre à ces questions. Dans 96% des cas, il s’agit d’un accident survenu au moment de la conception de l’enfant et qui entraîne la présence de trois chromosomes 21 au lieu de deux dans toutes les cellules de l’organisme. Si le caryotype des deux parents est normal, il n’y a aucun risque particulier de récurrence dans la famille. Dans les autres cas (lorsque le caryotype d’un des parents est anormal), l’analyse des chromosomes de chaque membre de la famille permet d’estimer le risque pour chacun. Le coupable, le responsable, c’est le surdosage, le chromosome 21 qui est en trop parce qu’il s’est mal orienté au moment de la migration des vingt-trois paires de chromosomes réunies au moment de la fécondation. Il s’agit d’un mécanisme merveilleux mais, aussi, abominablement compliqué et plein d’embûches.
Si, de plus en plus souvent, l’existence d’une anomalie pouvant entraîner un handicap mental est découverte très tôt et même souvent dès la vie intra-utérine de l’enfant, la cause de ce handicap reste bien souvent difficile à découvrir malgré les progrès spectaculaires de la neuropédiatrie et de la génétique.
Parmi ces causes, les accidents chromosomiques responsables de la présence d’un chromosome ou d’un segment de chromosome en trop ou en moins tiennent une place importante. On estime qu’1 conception sur 2 en est affectée dans les familles humaines. Beaucoup ne sont pas compatibles avec la vie intra-utérine et sont responsables de fausses-couches précoces.
Le changement purement quantitatif résultant de ces accidents entraîne des troubles morphologiques spécifiques et des malformations viscérales non spécifiques, plus ou moins sévères, en fonction des chromosomes impliqués et du code génétique de l’enfant. En raison de sa petite taille, la découverte du segment responsable peut nécessiter la mise en route de techniques nouvelles que ne possèdent pas tous les laboratoires de génétique, ce qui rend compte de la rareté actuelle de certains diagnostics. Le plus souvent, ces accidents surviennent de novo dans l’un des gamètes (ovule ou spermatozoïde) ayant permis la conception. Dans ce cas, la distribution des chromosomes des deux parents est normale et il n’y a pas de risque particulier de récurrence dans la famille. Plus rarement, ils sont dus à un remaniement chromosomique équilibré porté par l’un des parents qui est tout à fait normal mais qui risque de transmettre cette anomalie, équilibrée ou non, à ses descendants. Dans ces cas, le risque de récurrence varie selon le remaniement parental responsable.
Il ne faudrait pas croire que la présence d’un chromosome 21 excédentaire soit le seul accident chromosomique en cause. La trisomie du chromosome 21 n’est pas l’anomalie la plus fréquente. Elle est l’une des moins graves et ne compromet que rarement la survie de l’enfant. De ce fait, ses conséquences sur la morphologie et les troubles métaboliques tout au long de la vie sont bien connues par l’ensemble des médecins. Il n’en va pas de même pour les autres anomalies dont les conséquences ne sont connues que par certains médecins qui ont eu une formation en génétique médicale. Cette méconnaissance fait que le diagnostic n’est pas porté et que beaucoup d’enfants et d’adultes affectés de ces pathologies peu connues sont considérés comme des patients déficients mentaux souffrant souvent de troubles du comportement plus ou moins sévères, ce qui contribue à entraîner chez les parents un sentiment de culpabilité et d’inquiétude quant au risque de récurrence pour eux, mais aussi pour leurs enfants normaux.
En-dehors de ces accidents chromosomiques, des anomalies que l’on appelle “mutations’’ touchant un ou plusieurs gènes peuvent survenir dans les gamètes et être responsables de maladies entraînant un tableau clinique spécifique et un déficit mental plus ou moins sévère. Quand une telle mutation touche un gène situé sur le chromosome X, en général seuls les garçons sont affectés car ils ne possèdent qu’un seul chromosome X. Les filles qui en possèdent deux peuvent être parfaitement normales mais elles ont un risque sur deux de transmettre le gène anormal et donc d’avoir un fils atteint.
Seule la découverte du mécanisme responsable permet de proposer un conseil génétique, c’est-à-dire une estimation du risque de récurrence, non seulement aux parents mais également à l’ensemble des membres de la famille. Tant que la cause n’a pas été formellement établie, on doit dire que l’on ne sait pas… C’est dire que cette recherche doit être poursuivie inlassablement jusqu’à ce qu’on la trouve.
La découverte du diagnostic permet aussi de situer la personne déficiente mentale dans un cadre connu et de proposer une prise en charge spécifique. Ceci est positif, à condition de ne pas oublier que chaque patient est, avant tout, une personne qui, comme tout être biologique, est unique, irréductible à une moyenne et qui a, comme chacun d’entre nous, sa manière de manifester sa pathologie, de réagir aux traitements proposés.
Le diagnostic doit être mis à jour régulièrement dans tous ses aspects psychologiques et organiques mais aussi dans ses implications familiales, sociales, économiques. Seule cette remise en question régulière permet une prise en charge adaptée et la prévention des complications, sources de sur-handicap.
Comme le disent pratiquement tous les parents, on apprend au jour le jour à être parents d’enfants handicapés et le maître incontesté dans ce domaine est l’enfant lui-même…
Je pense que nous pouvons nous, professionnels, dire la même chose et que cet apprentissage n’est jamais achevé. Nous le vivons chaque jour à l’Institut où nous tous, médecin généticien, neuropédiatre, gériatre, psychiatre, neuropsychologue, psychologue clinicienne, orthophoniste, infirmière, formés à toutes ces pathologies, accueillons de plus en plus d’enfants, d’adolescents, d’adultes en quête de diagnostic à la demande bien souvent de leurs frères et sœurs inquiets quant au risque de récurrence.
Mettre au monde un enfant, ce n’est pas le garder pour soi, contre soi, pour le protéger de toutes les embûches de la vie. C’est, au contraire, le présenter au monde, le lui confier en faisant en sorte que le monde soit digne de lui. C’est faire confiance à cet enfant, à ses capacités de progrès, d’adaptation, de joie de vivre, d’amour. C’est lui donner envie de découvrir le monde à sa manière et à son rythme. C’est lui permettre d’avoir confiance en lui en lui laissant le temps de faire ses expériences. C’est être à ses côtés, tendrement et fermement ; ne pas faire les choses à sa place mais l’aider discrètement, respectueusement ; c’est lui permettre de s’estimer pour ce qu’il est et non par comparaison avec d’autres.
Après avoir dit, haut et fort : « Je veux être fier de moi. Je veux que ma vie vaille la peine « , Sylvain a précisé ce dont il avait besoin pour y arriver : « Qu’on me laisse le temps » et ce dont il n’avait pas besoin : « Qu’on pense pour moi ».
Un jour, après m’avoir demandé de lui montrer ses chromosomes et, plus particulièrement, les chromosomes 21, Françoise, porteuse d’une trisomie 21 d’une cinquantaine d’années, m’a posé cette question : « Dis, quand je serai morte, mon chromosome en trop, est-ce que je l’aurai toujours, est-ce qu’on sera pareille ? » Bien qu’aussi démunie qu’elle face au mystère qu’est l’au-delà, je lui ai affirmé, avec toute la force de ma conviction, qu’elle était beaucoup plus que des chromosomes… qu’elle était Françoise et qu’elle le resterait, comme je suis Marie-Odile et que je le resterais… que ce n’était pas à cause du nombre de nos chromosomes que l’on était différente l’une de l’autre mais à cause du « secret » caché, inscrit dedans et qui faisait d’elle Françoise à tout jamais… que moi aussi, j’avais un « secret », mais différent du sien, avec des zones d’ombre et de lumière différentes et que c’était comme cela pour tout le monde.
Ce dialogue initié par Françoise montre que les personnes porteuses d’un handicap veulent sortir de ce statut d’handicapé qui leur colle à la peau pour pouvoir être, tout simplement, elles-mêmes. Quand elles demandent : « Handicapé, c’est quoi ? », cela veut dire : « Moi, je ne suis pas que handicapé ». Simone Korff-Sausse, dans son livre Le miroir brisé, exprime et analyse parfaitement cela. Il est des moments où les personnes porteuses de trisomie 21, comme toutes les personnes handicapées, n’en peuvent plus d’être, en permanence, comparées aux autres, en terme de plus ou de moins, et elles le manifestent parfois de tout leur être. Comme nous, êtres de chair et de sang, corps et âme, elles sont désemparées devant la souffrance, craintives devant l’inconnu, terrifiées devant la violence mais, plus que nous qui avons la chance d’être bien portants, elles se sentent fragiles et nous demandent de les accompagner dans leur vie d’homme et de femme.